La quête égocentrique de développement personnel serait-elle le leitmotiv de l’époque ?
En amour, en famille, et même au travail : nous nous devons de réussir et d’être heureux. La marchandisation des émotions est en plein essor et nous ne comptons plus les ouvrages qui nous enseignent toutes sortes de méthodes pour atteindre le graal. Se lever à quatre heures du matin, se lancer dans une litanie de mantras et de phrases d’auto-louanges : « Je suis un chef-d’œuvre, j’incarne le succès… ». Faire de la visualisation positive en restant profondément ancré dans le présent (sic), enlacer les arbres. Après tout, pourquoi pas ? Chacun peut y trouver son compte, quitte à souvent devoir sortir son portefeuille. Le prêt-à-réussir n’a pas de prix.
En toile de fond, une injonction sournoise nous est lancée. Et les insatisfaits encourent le risque d’apparaître comme incapables de tirer le meilleur parti d’eux-mêmes. Quant au manque de nuance de l’époque, il a tendance à mettre au pilori ceux qui échouent ou s’égarent.
La marchandisation du bonheur et de son corolaire, la réussite, tendent à apparaître comme les symptômes de la difficulté à s’épanouir dans un monde en pleine mutation où, à tout moment, nous devons être capables de mettre en place un plan B et de se découvrir résilient.
Au cœur de cette époque incertaine, les maîtres de la félicité et autre éminences grises de la psychologie positive, sont là pour nous guider et faire figure d’autorité. Célébrés par beaucoup de médias, ils possèderaient « le secret » pour être heureux et réussir dans la vie !
La plupart d’entre eux ont traversé dépression, chômage, et autres drames personnels avant de trouver le « sens » de leur existence qui les conduira directement en tête de gondole, après une épiphanique « transformation intérieure.»
La rédemption par le pire en somme.
Une forme de néo-christianisme moderne (où le rapport à l’autre est souvent nié) et dont le bénéfice est de susciter chez les consommateurs, par le biais de l’identification et de la catharsis, le désir de « réussite à la carte ». Du pain béni.
Le culte de la toute-puissance de la performance
Et ce n’est pas Mo Gawdat, l’ancien numéro 2 de X, la branche très « confidentielle » du géant californien Google qui me contredira.
En février dernier, « Mo » a démissionné de GoogleX pour se consacrer au projet suivant, je cite : « Rendre un milliard de gens heureux sur Terre en cinq ans.» L’ex dirigeant du département des projets les plus fous du mastodonte numérique explique avoir trouvé l’équation qui rend heureux. #Eureka ! Voici sa trouvaille : « Le bonheur est supérieur ou égal à votre perception de la vie, moins vos attentes. » Donc, plus vos attentes sont basses et plus votre bonheur sera élevé.
Ok Google. Et après ? Je suppose qu’il ne nous reste plus qu’à acheter son livre ou nous inscrire à l’un de ses séminaires.
À travers ce culte de la toute-puissance de la performance (c’est bien de cela dont il s’agit), la fragilité n’est plus de mise. Or nier notre fragilité amoindrit tout ce qui est la preuve que nous avons nécessairement besoin les uns des autres.
Quand l’individualisme tend à remplacer les structures collectives, cela réduit les solidarités, l’altruisme, ultimement la fraternité, dans un monde qui, paradoxalement en est plus que jamais assoiffé.
Que souhaitons donc nous pousser à faire ? Entreprendre, créer son entreprise, ne rien attendre des Etats, ne pas se reposer sur un emploi hérité ou encore une quelconque subvention, est louable.
Cependant, à travers ce volontarisme prescrit, nous encourrons peut-être le danger de devenir des hamsters s’agitant dans la roue hédoniste de la vie. Et c’est à celui qui sera le plus rapide bien sûr.
L’art de vivre à la « bonne heure » procède du renoncement
Pour le philosophe et économiste Patrick Viveret, auteur du livre Le bonheur en marche*, nos sociétés en pleine transition sont ivres de vitesse. Dans ce contexte, c’est principalement notre rapport au temps qui est bouleversé.
« Elles (nos sociétés) sont dans la course alors qu’il est urgent de se poser et de s’interroger sur le devenir de la terre, du frater qui signifie notre famille humaine. »
Loin de la glorification du moi, du repli sur soi et de l’encouragement au narcissisme actuel qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire, Patrick Viveret défend l’idée que l’art de vivre à la « bonne heure » procède du renoncement.
Il s’agit pour le philosophe d’accepter de ne pas tout vouloir vivre. Ce faisant, autrui ne devient plus un rival menaçant mais un compagnon de route.
« Si je veux tout vivre, démontre-t-il, je vais être dans le zapping permanent et partout je vais trouver des rivaux potentiels. Si j’accepte de ne pas tout vivre mais de vivre intensément ce que je vis, de vivre « à la bonne heure », à ce moment-là, c’est grâce à autrui que je vais connaître d’autres saveurs de vie, alors le rapport à la rivalité se transforme en compagnonnage. »
Faire d’autrui un compagnon de route en acceptant la logique de vivre « à la bonne heure » est un pari subtil. Le seul, semble-t-il, susceptible de nous affranchir de l’impératif moral de cette nouvelle tyrannie. Car poussée à l’extrême, la course effrénée au dépassement de soi et à la réussite s’inscrit dans une logique quantitative éminemment guerrière, absolument contre-productive.
En outre, pour les auteurs et professeur d’économie Carl Cedeström et André Spicer, « Le Syndrome du bien-être* » est l’autre nom de l’effondrement des espoirs collectifs de changement social.
Pour eux, dans ce monde inquiétant, le désir de transformation de soi remplace la volonté de changement social, la culpabilisation des récalcitrants est l’un des grands axes des politiques publiques, et la pensée positive tend à empêcher tout véritable discours critique d’exister.
De plus, au moment où les professionnels, censés nous débarrasser de nos angoisses pullulent, l’anxiété générale elle, augmente. Apparaît un nouvel état de détresse qui fait son lit dans le sentiment de ne pas être à la hauteur de l’injonction à devenir soi-même.
Alors, peut-être est-il temps de prendre un peu de recul avec notre propre enthousiasme ?
S’il semblait acquis que la recherche du développement personnel mène à une amélioration de soi et de la société, cette quête semble se muer peu à peu en obsession narcissique accompagnée du cortège de misère que peut engendrer une tyrannie.
Améliorer notre employabilité, maximiser nos capacités, gérer notre carrière, dissimuler nos peurs et renvoyer en permanence une image positive de nous-même, adopter une morale hygiéniste, c’est aussi prendre le risque de nous conformer à une vision publicitaire de la vie et donc définitivement inatteignable du bonheur.
Ce que les marchands de rêve, eux, ont bien compris.
Annabelle Baudin
Ouvrages cités dans le texte :
* Patrick Viveret et Mathieu Baudin, Le bonheur en marche, Ed. Guérin, 2015.
* Carl Cedeström et André Spicer, Le Syndrome du bien-être, Ed. L’échappée, 2016.
Bravo ! brillante description de que nous vivons toutes et tous… entre le « paraître » et le « être », entre le « futile » et l' »important », entre la « vitesse » maîtrisée et la « précipitation » irréfléchie, entre « bonheur » et « effet anxiogène » de chaque posture. « Alors, peut-être est-il temps de prendre un peu de recul avec notre propre enthousiasme ? » … tout à fait d’accord.
Merci.
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Merci pour cette très juste analyse. En efer il y a une tyrannie du bonheur du positif tout doit être positif! L’éducation la psychologie la parentalité et plus de place pour le négatif il faut le gomer mais malheureusement l’ombre mêle si on ne la voit pas est toujours là.
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A reblogué ceci sur dzmewordpresset a ajouté:
Faire le bien et proscrire le mal, deux traits de caractère de l’être humain qui font de lui un être de conscience, un être doué de raison. Pour celà, il faut lutter contre les passions des choses qu’on désire et qui sont en fait que des objets de jouissance éphémère.
A ce propos, l’académicien et romancier français Victor Cherbuliez (1881 -1899) dit :
» La passion aspire à posséder quelque chose, elle a toujours un but qu’elle poursuit sans relâche et jusqu’à perte d’haleine. La passion est remuante, agissante ; si elle le pouvait, s’il le fallait, la passion bouleverserait le monde pour arriver à ses fins. La lutte est son élément, elle ne connaît pas la fatigue, elle ne s’accorde aucun repos et n’en accorde point aux autres. (Victor Cherbuliez ; Le cœur sensible, 1911)
On a tous des passion mais il faut les maîtriser et ne pas les laisser nous dominer. Si on y arrive, c’est un grand pas vers le bonheur, bonheur senti au profond de soi-même : c’est ce qu’on appelle le bien-être intérieur.
Mais, comme le dit Jean-Jacques Rousseau. »(1712 – 1778), je cite : » Il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat. »
En conclusion, on doit lutter sans relâche pour son bonheur et le bonheur des autres. C’est le seul chemin à mon avis pour arriver à la paix de l’âme.
Ahmed Miloud
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Une belle analyse dont les sources semblent on ne peut plus sures mais questionne tout de même sur la nature même de notre système de pensée.
En effet, si notre cher René Descartes n’avait pas omis quelques choses de la nature de l’Homme avec : « Je pense donc je suis. », est-ce que l’existence elle-même ne se justifie que par la pensée de l’Être ?
Il m’apparaît une autre omission concernant la marchandisation des émotions : Il semble relativement évident qu’une grande majorité de personnes ne soient pas au fait de différencier sentiments et émotions. Si même la psychologie parle de ces deux sujets, elle les aborde très souvent de front, ainsi qu’intimement liés et il semble qu’il soit désormais nécessaire de les différencier pour comprendre ce besoin de bonheur.
Cette « tyrannie du bonheur » à tout prix relève des sentiments, du mental : Nous souhaitons aller mieux, connaître le bonheur, ne plus être victime de pressions diverses. Cela relève de la sensation : on veut ressentir les choses et se les approprier (démarche de l’ego). Or combien de personnes ont-elles la capacité de nommer consciemment les émotions qui se présentent ? Les réponses données, quand on les interroge, sont majoritairement des sentiments donc issues d’une démarche éminemment intellectuelle. La dichotomie entre le mentale et l’émotionnel a son importance : notre époque nous coupe de nos émotions et fabrique d’illusoires sentiments, le cas échéant le bien-être et le bonheur, en nous faisant comprendre que nous en avons besoin, alors que ce n’est qu’une envie. Et c’est, là encore, une démarche égotique.
Alors oui, il y’a ces maitres ou autre gurus qui profitent de ce magnifique marché au bonheur sous l’égide de la félicité retrouvée : une pure illusion.
La pleine conscience (mindfullness dans les écrits scientifiques) n’apporte pas de bonheur au sens intellectuel ; elle l’apporte de manière physiologique d’une part et elle provoque la joie sous la forme d’une complétude du soi, le rajout d’une part manquante, celle que les systèmes sociétaux nous amputent avec une récurrence quasi obsessionnelle.
On se rend vite compte qu’une fois repris en mains nos capacités de conscience de notre Soi sous ces divers aspects, il s’opère naturellement un retour à la recherche de nos besoins et plus de nos envies (et oui, les attentes disparaissent dans ce processus, Cf le grand pont de Google) et que ceci ne se fait pas à l’aide d’un bouquin ou des techniques new-âge dernier cris, simplement car l’appréhension de notre unicité est simplement une quête qui ne peut se faire que seul, au travers des rencontres et expériences vécues.
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Merci, ça fait du bien de vous lire..
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Merci beaucoup !
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