Et si les nouvelles technologies pouvaient réparer le monde ?
Pendant plusieurs mois, la journaliste économique Émilie Vidaud a enquêté sur un nouveau phénomène : le réveil social des entrepreneurs. Leur pouvoir ? Les technologies. Leur ambition ? Apporter des réponses pérennes aux problèmes de notre temps, tout en créant des entreprises rentables. Les pionniers de la SocialTech seraient-ils les nouveaux fers de lance d’une économie où l’argent ne serait plus une fin mais un moyen ?
Décryptage d’un changement d’époque avec Émilie Vidaud.
« Le paradigme capitaliste est clairement en train de changer. Et comme dans tout changement, si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu. »
Pendant dix-huit mois tu as enquêté sur un nouveau phénomène de société : le réveil social des entrepreneurs, le « Social Calling. » De quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’un appel à l’action lancé par toute une nouvelle génération d’entrepreneurs qui utilise la technologie pour résoudre des problèmes sociétaux comme le chômage, le gaspillage alimentaire, l’accès à l’éducation des enfants autistes, l’exclusion, la pauvreté, la crise des migrants…
Le social calling, c’est le déclic d’une génération qui raconte son époque. Une époque où l’on devient un consommActeur et un collaborActeur.
Une époque où on prend les problèmes à bras le corps et où on les résout.
Ton livre foisonne d’exemples d’entrepreneurs dont l’ambition est de résoudre à grande échelle des problèmes sociétaux et environnementaux, tout en créant des entreprises rentables. Sur le papier, cela semble évident mais la réalité n’est-elle pas plus complexe?
Pour l’heure, faire converger une logique de profit avec la nécessité d’avoir un impact positif sur la société est tout sauf une évidence.
Dans une entreprise classique, on fait d’abord du profit et ensuite, on poivre et on sale avec du social et de l’environnemental, en obtenant un tampon RSE ou en faisant un chèque pour financer des actions de mécénat.
À l’inverse, les entrepreneurs qui ont eu un social calling construisent des entreprises en mettant au cœur de leur business model une mission sociale, sociétale ou environnementale.
Le paradigme capitaliste est clairement en train de changer. Et comme dans tout changement, si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu.
En France, l’évolution du rôle des entreprises passera peut-être par l’intervention du législateur.
Le 12 décembre dernier, Nicolas Hulot – ministre de la Transition écologique et solidaire – a lancé un appel aux patrons pour qu’ils soient acteurs de la transition écologique. Il a déclaré au MEDEF devant un parterre médusé : « Nous allons faire évoluer l’objet social des entreprises, qui ne peut plus être le simple profit, sans considération aucune pour les femmes et les hommes qui y travaillent, sans regard sur les dégâts environnementaux. »
Évidemment cette réforme suscite une levée de bouclier parce qu’elle entraînerait une réécriture de 2 articles du code civil qui datent de 1804 et définissent le rôle d’une entreprise. Cette réécriture introduirait les principes de l’économie sociale et solidaire dans les statuts même de l’entreprise afin de réconcilier « performance économique et intérêt général ». Et ce n’est pas du goût de tout le monde. À commencer par le Medef.
S’il s’agit d’une nouvelle tendance, que dit-elle précisément sur la société qui se dessine en France ?
Ce n’est pas une tendance. C’est une réalité. Le monde économique ne peut plus jouer contre son camp. Il ne peut plus se permettre le scandale des moteurs truqués ou celui du lait contaminé.
Les entreprises de demain ne pourront plus faire l’économie du triple projet économique (faire du profit), social (permettre à leurs collaborateurs de s’épanouir) et sociétal (avoir un impact positif sur la société).
Il va y avoir une évolution. Il faut attendre les conclusions du rapport sur l’objet social des entreprises qui seront rendues le 1er mars prochain par Nicole Notat, ancienne dirigeante de la CFDT, et Jean-Dominique Senard, patron de Michelin. Dans la foulée, le projet de loi « Pacte » (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) porté par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pourrait créer un statut spécifique d’entreprises de mission. C’est un signal très fort qui démontrerait que les entreprises ont compris qu’elles ont une responsabilité.
Certaines comme la Camif, distributeur de meubles et d’appareils électroménagers, commencent déjà à ouvrir la voie en inscrivant dans leurs statuts leur mission sociale : « au bénéfice de l’homme et de la planète ».
Une autre réalité, c’est que la moitié des Français estime passer à côté de leur vie, et 39% rêvent de tout plaquer parce qu’ils ne se sentent pas à leur place dans leur vie professionnelle, donc au cœur de l’entreprise. Imaginer que demain nous pouvons tous avoir un job qui a du sens, ne relève-t-il pas de l’utopie ?
La question du sens au travail est un enjeu majeur pour recruter, engager, motiver les salariés. Une récente étude réalisée par le cabinet Deloitte avec Viadeo, « sens au travail ou sens interdit », révèle que 87 % des personnes interrogées accordent de l’importance au sens au travail quand 54 % considèrent que le sens a guidé leur orientation professionnelle.
Vouloir trouver du sens dans son travail, c’est un besoin partagé par tout un chacun et ce, quel que soit l’âge et l’époque. Marx disait déjà que « le seul travail vivant, c’est celui dans lequel le travailleur produit du sens ».
En revanche, ce qui est sensiblement nouveau, c’est la facilité avec laquelle on peut désormais créer des jobs qui ont du sens grâce aux outils technologiques.
De la génération sida à la génération climat ; quid des Millennials biberonnés au chômage, aux crispations sociales, à la crise des migrants, ou encore à la malbouffe ? Cette génération est-elle angoissée face à l’avenir ? Quel est son moteur selon toi ?
Je ne crois pas que cette génération soit si angoissée.
Quand les Millennials font face à un problème comme le gaspillage alimentaire, l’autisme, la crise des réfugiés, le handicap ou le chômage, ils ne subissent plus, ils agissent parce qu’ils ont les outils adéquats pour le faire.
Cette nouvelle génération a été biberonnée à Internet. Elle est née avec une formidable palette d’outils digitaux entre les mains. Ils créent des applications, des plateformes collaboratives, ils récoltent de l’argent grâce au crowdfunding (le financement participatif), ils lancent des pétitions pour mobiliser leur communauté sur les réseaux sociaux et plus largement l’opinion publique. Ils sont militants, ils sont engagés et surtout ils sont dans l’action.
Quelles questions les 18-25 ans se posent-ils principalement aujourd’hui lorsqu’ils entrent sur le marché du travail ?
Le social calling est le fruit de la révolution digitale débutée il y a trente ans. Internet a facilité et accéléré notre accès à la connaissance, décuplant notre liberté de choix mais interrogeant dans le même temps nos systèmes de valeurs, notre éthique et le sens que nous donnons à nos actes.
Chaque citoyen, chaque consommateur comprend désormais qu’il a une responsabilité.
Cette prise de conscience – particulièrement prégnante chez les Millennials – engendre un questionnement : avec quelle entreprise ai-je envie de travailler ? Quel sens a mon travail ? Quelle marque dois-je consommer ? Quels vêtements dois-je acheter ?
Chacune de nos actions nous renvoi à cette responsabilité sociale et sociétale qui pèse sur chacun d’entre nous à l’heure où le dérèglement climatique s’intensifie, où les ressources se raréfient. Cette prise de conscience, c’est le social calling.
En t’écoutant, on comprend que travailler pour les groupes du CAC 40 en France et dans les grands groupes de la finance il y a quelques années c’était le Graal. En 2018, il semblerait que cela ne fasse plus rêver cette génération. Comment les entreprises vont-elles faire pour s’adapter à ce changement de paradigme ?
Dans l’étude Deloitte que j’évoquais, il est intéressant de découvrir que le sens au travail n’est pas considéré comme un sujet RH. Les salariés sont à la fois en attente d’un cap à suivre – donné par la direction ou le management – mais ils sont aussi et surtout en quête d’une cohérence plus personnelle avec leurs aspirations.
À l’autre bout du spectre, certaines entreprises commencent à s’adapter à ce changement d’époque où les collaborateurs cherchent plus à maîtriser leur destin et à être acteurs de leur vie pour changer le système à petits pas.
Vinci, Saint-Gobain, Crédit Agricole, Air Liquide, La Poste ont par exemple mis en place des programmes d’intrapreneuriat qui permettent aux collaborateurs de développer un projet innovant avec les ressources et l’appui de son entreprise.
Le phénomène – né aux Etats-Unis dans les années 1979 – a tellement le vent en poupe que l’on parle même de corporate hacking.
Penses-tu que les grands dirigeants vont réviser leurs copies en mettant l’efficacité économique de leurs entreprises au service de l’intérêt général ?
Je n’en sais rien. C’est à eux qu’il faut le demander.
Tu es pourtant allée frapper à la porte de Jacques-Antoine Granjon – l’un des plus grands patrons de la Tech française, le fondateur de Vente Privée- en lui proposant une expérience collaborative autour du social calling ?
Je crois qu’en France, il faut libérer la parole des grands patrons qui se doivent de prendre position sur des sujets sociétaux et environnementaux. Le business est un des leviers – si ce n’est le levier – le plus puissant pour changer le monde.
Comment a-t-il contribué à cette enquête ?
Avec ce livre, on a créé des moments suspendus de close conversation comme disent les Américains. On a recréé le sens de la conversation entre des gens qui ne se parlent pas ou qui ne se seraient jamais rencontrés sans ce livre. Et ça a donné des choses incroyables. On n’est pas dans une conversation de salon. Dans ce livre, Jacques-Antoine Granjon et les entrepreneurs ont parlé vrai. Il y a eu des confidences, des moments de transmission et des découvertes.
Au fil des pages, nous découvrons d’autres rendez-vous insolites notamment un entretien qui a lieu au huitième étage du siège social de Free. Comment un entrepreneur comme Xavier Niel se positionne-t-il dans ce monde en profonde mutation?
Il l’a dit lui-même le 15 décembre dernier lors de la cérémonie où la fondation La France s’engage a annoncé les 12 lauréats qu’elle accompagnera : « Aujourd’hui les fondateurs de start-up pensent tous à leur impact social. C’est un vrai changement de mentalité. Ça fait plaisir. »
Journaliste économique depuis près de quinze ans, tu es devenue la référence en matière de portraits des grands patrons de la French Tech. À quel moment as-tu eu ton social calling et comment cela s’est-il traduit dans ta vie professionnelle ?
Mon rôle en tant que journaliste, c’est de repérer les signaux faibles qui vont marquer un changement. C’est aussi de faire parler les silencieux, ceux qui ne sont pas suffisamment mis dans la lumière. Mon rôle, c’est de défricher, d’enquêter et ensuite de raconter la prochaine grande histoire qui va marquer notre époque.
Souvenons-nous, il y a 30 ans quand Internet a débarqué, les gens disaient « Internet ça marchera jamais ! » L’histoire leur a donné tort.
Aujourd’hui, j’ai une certitude – que je ne suis pas seule à partager – la prochaine grande histoire que l’on va raconter dans les médias, c’est la technologie au service de l’amélioration de nos vies.
Que réponds-tu à celles et ceux qui arguent que le social calling est un phénomène de mode ?
Si la mode est d’avoir un social calling, je crois que c’est une très bonne nouvelle pour le monde et notre planète !
Ce livre c’est une première pierre à l’édifice. Il met dans la lumière des jeunes entrepreneurs pour que d’autres puissent se reconnaître et se dire que c’est possible de créer sa boite et de résoudre les gros problèmes de notre société.
C’est très important de construire des rôles modèles. C’est la mission des médias de mettre un coup de projecteur sur ces trajectoires qui ont valeur d’exemple pour la nouvelle génération. Moi je ne suis pas là pour agir. Je suis là pour réagir. C’est ça mon social calling.
Annabelle Baudin
Bonus des optimistes