Dans un monde où les opinions se radicalisent et où le lien social se délite, les initiatives concrètes de valorisation d’une jeunesse souvent catégorisée, font cruellement défaut. Artiste et acteur de l’innovation sociale, Stéphane de Freitas permet aux jeunes de banlieue de prendre la parole, de se faire entendre et trouver leur « voix».
« Nous sommes les générations les plus interconnectées et métissées de l’histoire de l’humanité. Nous ne sommes pas divisés. On est ensemble. Plus que jamais. »
La France est un pays qui avance, qui bouge, et rêve bien plus qu’on ne le pense ! Acteur du changement, Stéphane de Freitas a très vite compris que nous sommes plus que demandeur de renouveau, nous en sommes assoiffés ! Créateur de lien social, il a fondé Eloquentia, une association qui met sur pied, chaque année, des formations à la prise de parole en public ainsi qu’un concours d’éloquence destiné à tous les jeunes de Seine-Saint-Denis.
L’histoire d’Eloquentia, c’est avant tout l’histoire d’un fils d’immigrés élevé au sein d’une famille d’origine portugaise en banlieue parisienne. Propulsé à l’adolescence au cœur des quartiers chics parisiens, Stéphane n’en maîtrise ni les codes, ni le langage. Qu’à cela ne tienne, ce bouillon de culture originel lui permet de trouver « sa voix ». Plutôt que de dépeindre une France à plusieurs vitesses, il décide d’œuvrer pour le rapprochement des mondes. Quant au pouvoir du verbe, il en fera son sacerdoce !
Aujourd’hui artiste et réalisateur, il revient pour nous sur l’histoire d’Eloquentia et nous présente son premier documentaire, « À voix haute », qui met en lumière la jeunesse des banlieues aux antipodes des clichés véhiculés par les médias.
Car elle est avant tout humaine, talentueuse, plurielle, en accord avec son temps, et désireuse d’incarner des idées nouvelles.
Rencontre avec un artiste activiste qui n’a pas dit son dernier mot!
Tu es le créateur des concours « Eloquentia » auxquels participent les étudiants de l’Université de Saint-Denis depuis 2012. Ces concours visent à élire le meilleur orateur du 93, pouvons-nous revenir sur la genèse de ce projet ?
L’élection du “meilleur orateur de Seine-Saint-Denis” est plus un titre honorifique, “une punchline”, pour motiver tous les jeunes du département à venir prendre la parole à ce concours.
À l’origine, ma démarche était double. D’une part, je souhaitais aller à contre-courant du climat qui s’est progressivement tendu en France par rapport à la liberté d’expression. Je voulais démontrer qu’avec des valeurs de respect, d’écoute et de bienveillance, on pouvait célébrer la parole dans toute sa splendeur. D’autre part, en incitant les “jeunes de banlieue” à prendre la parole, je souhaitais qu’ils puissent travailler sur leur confiance en eux !
Il faut faire TRÈS attention avec l’expression “jeunes de banlieue”.
Il existe en “banlieue” des multitudes de parcours personnels, culturels, et tout le monde ne vit pas dans des barres d’immeubles. Et parmi ceux qui y vivent, il y en a tellement qui se battent pour trouver une place dans la société sans passer par la case délinquance. C’est cette absence de nuance qui fait du mal. Beaucoup de mal même.
Entre les discours de stigmatisation et ceux de victimisation. Il y a une place pour une troisième voie : la responsabilisation.
Pourquoi un concours d’éloquence ?
Je n’aime pas trop la formule concours d’éloquence. Je trouve cela poussiéreux. Je préfère l’idée de “concours de prise de parole”. Peu importe la forme du discours, qu’il s’agisse du rap, d’alexandrins, de plaidoiries, de slam… Tous les coups sont permis dès lors que l’argumentaire est convaincant. Cicéron, disait que pour convaincre il fallait pouvoir instruire, émouvoir et plaire.
À mon sens, il y a des textes de Kery James à propos de la condition humaine qui n’ont rien à envier à ceux de Camus.
De plus, ce qui est intéressant dans un concours de prise de parole, c’est qu’avant de s’exprimer devant les autres, il faut écrire. Et l’exercice d’écriture force l’introspection. Que veut-on dire ? Quelle position souhaite-t-on défendre ? La prise de parole n’est que la résultante d’un travail personnel qui permet de se révéler aux autres mais d’abord à soi-même.
Qui y participe, et comment peut-on s’y préparer ?
Eloquentia c’est un peu comme chez MacDo, tu viens comme tu es !
Le concours se déroule à l’Université de Saint-Denis, mais il est ouvert à tous les jeunes de la fac et de ceux résidant en Seine-Saint-Denis, de 18 à 30 ans.
Pour les étudiants de la fac de l’Université Paris 8 Saint-Denis, nous avons mis une formation en place de 60 h pour les former à la prise de parole en publique et les accompagner dans leurs insertions professionnelles. On tient beaucoup à les aider à cheminer vers la carrière professionnelle à travers laquelle ils souhaitent se réaliser.
Ton idée initiale était de faire venir de grands avocats parisiens en banlieue afin de faire se mêler des univers qui ne se rencontrent a priori jamais. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Pas seulement des avocats, mais aussi des comédiens, des rappeurs, des journalistes. Je suis très fier que l’on parvienne aussi bien à faire intervenir dans nos programmes des personnalités comme Robert Badinter, Aymeric Caron ou François Durpaire aux côtés de Médine, Kery James et Tahar Rahim. Le public est divers à l’image des jurys et des candidats. La France quoi.
Depuis la création de l’association, combien de jeunes ont été concernés par ce programme ?
Les programmes Eloquentia pour les Universités se sont désormais implantés à Nanterre, Grenoble et Limoges.
Depuis la création en 2012, près de 750 jeunes ont été concernés par les concours et les formations.
Nous travaillons d’ores et déjà sur un dispositif de 62 collèges en Seine-Saint-Denis, qui représente désormais une grosse partie de l’activité de l’association.
Punchlines, grands moments d’humanité et énergie rare, tu viens de réaliser un documentaire : « À voix haute*» qui trace le portrait d’une jeunesse bien dans ses baskets et qui s’acharne à réussir. Peux-tu nous en dire plus ?
En fait, je voulais tout simplement suivre le quotidien de jeunes à travers la formation Eloquentia à Saint-Denis. Chaque année, des profils incroyables se présentent. Ils sont ordinaires comme tant de jeunes dits de banlieue et ils deviennent extraordinaires lorsqu’ils prennent confiance en eux et vont jusqu’au bout de ce qu’ils ont dans le bide.
D’où est venu le désir de réaliser ce film ? Quel a été le point de départ de cette impulsion ?
L’idée de faire un film à propos du programme Eloquentia est venue dès la première année car je savais que le concours prendrait à contre pied tout un tas de préjugés.
Je souhaitais apporter un nouveau regard sur la banlieue, réaliste, humain et dépassionné.
Le premier scripte du film remonte à 2013. Puis il y a ma rencontre avec Harry Tordjman qui à ce moment-là connaît un succès phénoménal puisqu’il produit la série “Bref”. Harry et sa sœur vont s’engager corps et âme dans la production du film. “À Voix Haute” n’existerait pas s’ils n’avaient pas décidé de le produire coûte que coûte. Ils ont vraiment mouillé le maillot et je leur en suis très reconnaissant.
Quel regard portent ces jeunes sur la société qui les entoure ?
A toi de leurs demander ça 😉
Ça marche ! Peux-tu me dire si tu as-tu le sentiment que les lignes bougent et pourquoi ?
Je ne reviens toujours pas de l’impact et du bouche à oreille que le film est en train de connaître. À la fin du montage, toute l’équipe était très fière du boulot réalisé mais j’étais loin de m’imaginer que le film aurait un tel impact!
Pouvons-nous chacun à notre manière devenir comme toi un acteur du changement ? Si oui, comment ?
Je pense que nous avons tous un rôle essentiel à jouer dans cette période de perte de repère.
Je pense paradoxalement que les crises sociales et environnementales nous aident à prendre conscience que notre vie sur Terre est fragile et qu’il nous faut faire preuve de plus de bienveillance les uns envers les autres.
Un message à faire passer ?
Nous sommes les générations les plus interconnectées et métissées de l’histoire de l’humanité. Nous ne sommes pas divisés. On est ensemble. Plus que jamais.
Des projets à venir ?
L’association va lancer son réseau social d’entraide Indigo et pour ma part je vais pouvoir reprendre la peinture et un autre projet de film que je souhaite développer.
Par Annabelle Baudin
*À voix haute
Bonus des optimistes:
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Pour rejoindre, soutenir ou contacter Eloquentia, c’est ici!
DÉCOUVRIR!
La conférence Ted de Stéphane
Eloquentia à travers les mots & le regard d’Elhadj & Leila !
« Mes 3 premières années à l’Université de Paris 8 étaient très monotones et répétitives. J’allais en cours, à la bibliothèque et je rentrais chez moi. Pour sortir un peu de cette routine, j’ai pris la décision de me lancer dans des activités associatives.
Je me suis d’abord dirigé vers les associations sportives, c’est ainsi que j’ai fait la rencontre d’un ami, Ibrahim. C’est la première personne à m’avoir parlé du concours et de l’association. Il est aujourd’hui un véritable frère pour moi et une figure très importante au sein d’Eloquentia.
Sincèrement, au départ, je ne l’ai absolument pas pris au sérieux.
J’ai toujours eu un rapport assez difficile avec la prise de parole en public et j’estimais que je n’avais absolument pas les qualités requises et nécessaires pour pratiquer ce genre d’exercice.
J’ai quand même pris le temps d’assister à l’une des premières réunions d’informations et j’ai immédiatement accroché avec l’ambiance positive et la bonne humeur qui y régnaient.
Je me suis dit que ce serait sympa de faire partie de l’association et d’organiser les événements à leurs côtés ! Mais, de fil en aiguille, et par je ne sais quel miracle, ils ont réussi à me convaincre de participer à la présentation de la soirée de lancement du concours.
J’étais stressé et paniqué à l’idée de devoir prendre la parole devant un amphithéâtre bondé ! J’ai pensé plusieurs fois à abandonner, mais au fond de moi-même je sentais que si je prenais cette décision j’allais le regretter. Et j’estime qu’il n’y a rien de plus douloureux que de vivre avec des regrets !
Alors je l’ai fait. J’ai canalisé ma peur et me suis jeté la tête la première dans cette arène.
Mon Dieu, c’était une expérience formidable ! J’ai pris un plaisir inouï à être sur scène. La soirée était grandiose. Il y avait un monde fou. C’est véritablement à ce moment-là que j’ai réalisé que je venais de participer à un grand événement en plein cœur de Saint-Denis !
Certains de mes doutes se sont alors estompés, et j’ai décidé de participer à la formation. C’est une expérience humaine extrêmement enrichissante car j’ai appris sur moi-même mais aussi sur les autres.
Je me suis beaucoup ouvert, j’ai avoué et accepter mes faiblesses sans avoir peur du jugement.
J’ai complètement détruit les préjugés que je pouvais avoir sur les personnes issus d’une classe sociale différente de la mienne !
Je me suis découvert des talents insoupçonnés dans un domaine qui me semblait auparavant inaccessible ! Jamais je n’aurais pu imaginer que mes mots pouvaient autant toucher et émouvoir.
J’ai beaucoup mûri tout au long de l’aventure et sans m’en rendre compte j’ai été propulsé très loin dans le concours. Cela m’a permis de constamment repousser mes limites.
Le concours est génial ! Mais ce qui est le plus remarquable c’est tout le message positif qu’il véhicule :
Eloquentia rime avec Unité.
Aujourd’hui j’ai gagné en confiance grâce à cette aventure ! J’ai été nommé Capitaine de mes deux équipes de football Américain, et le fait de prendre le leadership dans un sport de contact et collectif comme celui-ci m’oblige à prendre la parole devant mes « troupes ». Maintenant, j’adore ça !
Mes projets personnels ont également pris un coup de boost !
Je fais du développement durable en Afrique de l’Ouest et on ne va pas se mentir, c’est très difficile de présenter un projet comme celui-ci là-bas ! Grâce à Eloquentia, j’ai acquis une force de persuasion hors norme.
Je recommande fortement à tout le monde d’y participer. Nous sommes fiers d’avoir représenté une jeunesse qui certes se cherchent parfois un peu mais qui lutte et œuvre pour aller dans la bonne direction !
Nous sommes potentiellement tous capables d’évoluer. La seule condition, c’est de sortir de sa zone de confort et de s’ouvrir au monde. »
Elhadj Toure
« J’ai assisté pour la première fois à un événement Eloquentia lors de la soirée de lancement de 2014-2015.
L’année suivante, accompagnée de deux amies de promotion, Sofia et Anna, je suis allée par curiosité à ce spectacle dont tout le monde parlait. Public surchauffé, avocats maîtrisants parfaitement l’art des mots : j’avoue que ce show a éveillé mon naturel challenger.
Un incident a également contribué à cultiver cette motivation, je dois l’admettre : mon interpellation par une des avocat-e-s juré-e-s, pour me demander mon avis sur les discours qui venaient d’être donnés.
Prise de court, je balbutie quelques mots, feignant la décompression et le détachement devant un public de trois cents personnes. Raté!
Je venais de lâcher une phrase dont l’obscénité dépassait mon intention : « Il s’en sort bien pour une première fois ». Fou rire général. Je suis devenue écarlate.
Moi, la fille avec un foulard sur la tête, je faisais dans l’humour graveleux sans même m’en apercevoir. C’est cocasse, je le confesse.
De naturel discret, certains diront introverti, j’ai également un autre penchant qui me pousse à aller vers ce que je crains, en quête perpétuelle de nouveaux paliers à atteindre.
Eloquentia, à ma grande surprise, n’est pas une formation. C’est d’abord des rencontres. C’est l’altérité dédramatisée!
J’ai grandi à Cherbourg, en Normandie, au bord de la mer. J’ai été dans un excellent lycée plus ou moins réputé, et je n’ai réellement découvert la banlieue parisienne qu’à 21 ans.
J’étais en dernière année de licence, et ce n’est pourtant qu’à ce moment que j’ai appris à connaitre mon université dionysienne et ses étudiants.
Des jeunes d’autres parcours, d’autres vies, d’autres regards, que je côtoyais depuis trois ans sans même y prêter attention. Petit à petit, le groupe d’étudiants a pris un air de famille et nous avons passé un nombre incalculable d’heures ensemble. Nous avons traîné parfois jusqu’à minuit dans le Restaurant de l’université à discuter de tout et de n’importe quoi. J’ai rencontré des amis qui sont devenus des intimes et avec qui je demeure très proche.
Eloquentia, c’est plusieurs plafonds de verre qui se sont fissurés devant mes yeux !
Le premier : l’oralité. Le second : les phases finales d’un concours. Le troisième : le dépassement de l’image que les autres pouvaient projeter sur moi.
Cette formation accompagnée de son concours a joué un rôle important dans la diminution de certaines de mes craintes.
C’est un cadre bienveillant qui m’a permis de me questionner sur ce que je peux atteindre, mais aussi sur les projets que je suis en mesure de réaliser.
Je n’ai jamais imaginé approcher les tours finaux du concours, mais je me suis retrouvée face à des formateurs et des jurés empathiques qui m’ont assuré le contraire. Et comme il faut le voir pour le croire, arriver en amphithéâtre devant quatre cents personnes a été mon élément probant.
Pour cela, je les en remercie sincèrement ! »
Leïla Alaouf
Bravo pour cette interview et le point de vue des 2 jeunes ! J’ai tellement adoré ce documentaire, je n’arrête pas de le transférer à tout le monde pour qu’il soit vu. Je l’ai aussi revu avec mon fils de 14 ans, j’avais hâte de partager ça avec lui. Quelle bouffée d’oxygène, à croire qu’on était tous en apnée devant la télé… Merci 😉
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